"Pour une réécriture de l'état d'urgence" - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Accéder directement au contenu
Article Dans Une Revue Analyse Opinion Critique Année : 2022

"Pour une réécriture de l'état d'urgence"

Résumé

La loi du 10 novembre 2021 a prolongé jusqu'au 31 juillet prochain le régime "provisoire" dit de « sortie d'état d'urgence sanitaire ». C'est la cinquième fois en un peu moins de deux ans que les parlementaires entérinent la décision du gouvernement, avec la caution du Conseil constitutionnel. Celui-ci a retoqué quelques rares mesures-celle, par exemple, permettant aux directeurs d'établissements scolaires d'avoir accès aux informations médicales des élèves et de les « traiter » sans devoir obtenir préalablement leur consentement 1-mais il n'a jamais remis en cause le principe même du recours à un régime d'exception, ni la possibilité de le proroger indéfiniment. Les noms donnés aux textes ne doivent pas nous leurrer. Qu'il s'agisse de lois « prorogeant » l'état d'urgence ou de celles « organisant » sa « sortie », le régime et ses modalités d'application demeurent inchangés. Nous vivons en état d'urgence sanitaire continu depuis le 23 mars 2020, de même que nous avons vécu en état d'urgence sécuritaire-dont de nombreuses mesures ont finalement été intégrées au droit commun par la loi-entre 2015 et 2017. Et puisqu'il n'existe aucun garde-fou institutionnel, rien n'indique que nous en sortirons en juillet 2022, à moins que la majorité issue des prochaines élections générales le décide. Mais dans un contexte de regain de l'épidémie et de pré-campagne électorale focalisée sur les questions d'identité et de sécurité, rien n'est moins sûr. La crise que nous traversons doit nous faire réfléchir à la manière dont l'exécutif fait et défait le droit dans l'urgence, en quelques jours à peine. Certains diront que cela est nécessaire, d'autres que cela est même salutaire au nom du droit à la vie ou du droit à la santé-que le Conseil constitutionnel a érigé en objectif à valeur constitutionnelle 2. Mais tout cela est dangereux pour l'État de droit dont l'érosion s'est accélérée à une vitesse inouïe ces vingt dernières années. Pour réfréner le phénomène, quoi de mieux que de réformer. Mais réformer en prenant le temps du débat, de la réflexion, de la contradiction, en prenant la mesure de ce que chaque modification implique. Réformer, en somme, après avoir réellement discuté. Cette réforme passerait par une révision de l'actuelle Constitution. Deux articles seraient supprimés en plus de l'abrogation des deux états d'urgence existants : les articles 16 et 36. Le premier prévoit, « lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs constitutionnels est interrompu », l'octroi des pleins pouvoirs au Président de la République. Le second-qui n'a jamais été appliqué-permet de décréter en Conseil des ministres « l'état de siège » sur une partie du territoire. La dangerosité de ces deux dispositions est dénoncée depuis longtemps et leur pertinence n'a jamais convaincu. On voit en effet bien mal un exécutif s'y risquer avec toutes les conséquences politiques qui s'y attachent. Mais leur suppression ne va pas sans la rédaction d'une disposition introduisant un nouvel état d'urgence. Que les choses soient claires : l'idée n'est pas de constitutionnaliser ce qui existe déjà (l'état d'urgence sécuritaire, antiterroriste et l'état d'urgence sanitaire) mais bien de créer de toutes pièces un nouveau régime d'exception. Cela offre plusieurs avantages. Sur le strict plan du débat public, le projet de révision permettrait d'abord que l'état d'urgence soit enfin discuté, qu'il soit collectivement discuté-il l'est toujours mais après avoir été adopté, c'est-à-dire lorsqu'il est déjà trop tard. Pour la première fois, le processus d'élaboration échapperait à l'urgence et à l'accelerando du temps politique. Il ne suffirait pas qu'une majorité simple se fasse dans les deux assemblées pour que le texte soit adopté-on sait d'expérience qu'hors période de cohabitation elle est toujours acquise à l'exécutif sous la Ve République. Ce serait alors aux citoyens par la voie du référendum ou au Parlement réuni en Congrès de décider. Sur le plan du contrôle juridictionnel, le nouvel état d'urgence serait placé sous le contrôle du juge judiciaire. Ce serait une manière de lui redonner voix alors que sa compétence en matière de libertés publiques n'a cessé de se réduire. L'article 66 de la Constitution assure qu'il est « gardien de la liberté individuelle ». C'est lui qui, normalement, décide de limiter la liberté d'un individu ou de l'en priver. Mais la décision n'est prise qu'après une discussion où les intérêts en présence sont débattus-c'est le principe du contradictoire ! A l'inverse, lorsque ce pouvoir est transféré à l'autorité administrative (aux préfets, aux ministères), le bien-fondé de la mesure n'est pas discuté. Il peut certes l'être mais a posteriori, c'est-à-dire après que la mesure a déjà commencé à produire des effets.

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Dates et versions

hal-03898331 , version 1 (14-12-2022)

Identifiants

  • HAL Id : hal-03898331 , version 1

Citer

Élie Tassel-Maurizi. "Pour une réécriture de l'état d'urgence". Analyse Opinion Critique, 2022. ⟨hal-03898331⟩

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